La perception du risque [Leçon 4]
Après les attentats du 11 septembre, toute la population américaine avait en tête les images terribles des deux avions s’écrasant sur les tours jumelles à New York, ainsi que celles du troisième avion et du quatrième avion s’écrasant sur le Pentagone et en rase campagne à Shanksville, après que les passagers et membres de l’équipage aient tenté en vain d’en reprendre le contrôle. Cet événement tragique a marqué les esprits et a augmenté drastiquement la crainte d’être victime d’un attentat dans un avion.
Pour éviter ce risque redouté, dans les mois qui suivent, de nombreux américains décident de prendre la voiture plutôt que l’avion, donnant lieu à une augmentation du nombre de kilomètres conduits aux Etats-Unis de 2.9%. Mais cette augmentation du trafic a également un coût humain : dans les trois mois qui suivent le 11 septembre, le nombre de victimes des accidents de la route augmente de 353 personnes. Le danger — perçu après les circonstances tragiques dans lesquelles 266 passagers et membres d’équipage (ainsi que de nombreuses autres personnes au sol) sont morts — a provoqué d’autres décès quant à eux passés inaperçus.
Notre perception du risque est en effet loin d’être purement rationnelle car nous avons tendance à surestimer les risques liés à des événements extrêmes comme des attaques terroristes et à sous-estimer les risques moins visibles et plus diffus dans le temps.
Pour une majorité de personnes en France, les risques liés au changement climatique restent encore très abstraits. Loin de l’effet immédiat et violent produit par les événements du 11 septembre, la crise climatique est perçue comme un risque pour les générations futures dans des régions lointaines, et donc peu préoccupante. Avoir vécu un événement climatique extrême peut en revanche causer une prise de conscience du risque réel. Une étude réalisée dans 24 pays européens montre que les personnes ayant vécu un épisode marquant de changement climatique changent leur attitude vis-à-vis de la crise climatique. Dans cette étude, les chercheurs ont mesuré les anomalies de températures, vagues de chaleur et épisodes de sécheresse dans les 12 mois qui précédaient une élection dans ces 24 pays. Ils ont découvert qu’avoir vécu un de ces événements climatiques marquants augmente non seulement le degré de préoccupation pour la crise climatique, mais aussi la part de la population qui votent pour le parti vert aux élections européennes. Par ailleurs, les chercheurs ont montré que plus l’événement climatique est récent, plus il aura un impact sur la préoccupation et le choix de vote. Cette étude montre deux choses, d’une part, pour passer à l’action — voter pour un candidat vert aux élections européennes — il faut percevoir un risque climatique important, d’autre part, à l’instar du 11 septembre, l’expérience d’un événement extrême comme, par exemple une vague de chaleur, rend le risque climatique beaucoup plus réel.
Comment faire alors pour que l’ensemble de la population prenne conscience du risque climatique, sans attendre que nous soyons tous régulièrement affectés par des événements climatiques extrêmes ? Au-delà de notre expérience personnelle d’un danger, deux facteurs importants conditionnent notre perception du risque : la distance du risque dans le temps et la distance du risque dans l’espace.
L’escompte temporel
Plus un événement est proche dans le temps, plus nous y prêtons attention. En effet, notre psychologie est faite de manière à accorder plus d’importance au présent qu’au futur. Ce biais pour le présent se manifeste surtout dans le domaine des récompenses. Nous avons tendance à préférer une récompense immédiate à une récompense dans le futur, phénomène que les psychologues cognitifs qualifie “d’escompte temporel” ou plus simplement d’impatience.
L’une des études les plus emblématiques sur l’impatience est “l’expérience du marshmallow”. Cherchant à comprendre comment les enfants parviennent à retarder la gratification, Mischel et Ebbesen (1970) ont placé des enfants d’une crèche de Stanford, âgés de 3 à 4 ans, dans une pièce avec un marshmallow. Les enfants avaient le choix entre manger le marshmallow immédiatement, ou attendre pendant que l’expérimentateur partait pour un moment et en recevoir deux à son retour. Moins d’un tiers des enfants ont attendu les 15 minutes pour obtenir deux sucreries, les autres préférant un seul marshmallow immédiatement.
Cette tendance à donner plus de valeur au présent pose un double problème pour la crise climatique. D’une part, la crise, étant souvent présentée comme un problème à horizon 2050 ou 2100, ses conséquences néfastes vont être perçue comme moins préoccupantes qu’un problème plus immédiat tel que le pouvoir d’achat. D’autre part, de nombreuses solutions au changement climatique nécessitent un investissement financier de court terme en échange d’avantages sur le long terme. Par exemple, la rénovation énergétique des bâtiments implique que les propriétaires supportent des coûts immédiats, tandis que les économies sur les factures d’énergie ne se matérialisent que progressivement. L’escompte temporel nous pousse à ignorer des bénéfices sur le long terme pour ne voir que le coût immédiat et nous décourage de faire des investissements.
Que faire ? De nombreuses solutions ont été testées en laboratoire et sur le terrain pour essayer de résoudre ce problème d’escompte temporel. Par exemple, dans une étude réalisée à Taiwan, les participants étaient invités à lire un texte sur les effets du changement climatique. Les chercheurs ont ensuite demandé à un sous-ensemble de participants de se projeter dans le futur et d’imaginer de manière la plus concrète possible comment le changement climatique allait affecter leur vie. Les participants qui avaient fait cet exercice d’imagination étaient ensuite plus susceptibles de baisser le thermostat, manger un plat végétarien ou rejoindre une association qui nettoie les plages par rapport aux participants qui n’avaient pas fait l’exercice.
Une étude menée au Canada a révélé que lorsque les économies d’énergie à long terme sont mises en avant, cela encourage les consommateurs à choisir des appareils électroménagers plus économes. Les chercheurs ont comparé le coût total sur 10 ans de différents produits, tels que des ampoules halogènes et des ampoules fluocompactes (CFL). Ils ont constaté que lorsque le coût énergétique sur 10 ans était clairement indiqué ($207 pour les ampoules halogènes et $66 pour les CFL) , les consommateurs étaient plus enclins à opter pour les ampoules CFL, même si elles étaient plus chères à l’achat ($4,29 et $12.99 respectivement), car plus efficaces sur le plan énergétique.
Pour encourager les actions à mener en faveur du climat, il est essentiel de rendre les coûts du changement climatique et les avantages de la transition écologique plus immédiats et donc plus perceptibles.
L’escompte spatial
De même que nous avons tendance à nous préoccuper davantage du présent que du futur, nous avons tendance à nous préoccuper davantage de ce qui est proche de nous dans l’espace. Par exemple, nous sommes plus préoccupés par un risque d’inondation dans notre commune que par la fonte des glaces en Antarctique. C’est particulièrement problématique pour la crise climatique car les gens sont enclins à penser que le problème n’affecte que les autres. Par exemple, dans une enquête menée aux Etats-Unis, plus de la moitié des gens (68% en moyenne), et ce dans chaque état, pensent que le changement climatique va affecter les personnes vivant dans les pays en voie de développement, 64% pensent que le changement climatique va affecter les personnes vivant aux Etats-Unis mais moins de la moitié de la population (47%) pense que le changement climatique va les affecter personnellement.
Afin de rectifier cette perception du risque, il est important de communiquer sur l’impact local du changement climatique. En France, par exemple, il est important de parler des effets du changement climatique sur le territoire, comme par exemple l’augmentation des grands incendies dans le sud de la France, qui vont passer d’une moyenne de 7 incendies à 12 incendies par an dans les 25 prochaines années. Ou encore, à Montpellier, l’augmentation du nombre de jours justifiant la mise en route de la climatisation dans les bureaux et commerces pour atteindre 4 mois dans les 25 prochaines années (soit une augmentation d’un mois et demi par rapport à aujourd’hui). Parler de l’impact local est essentiel pour la perception du risque et donc le passage à l’action. Au lieu d’attendre qu’une vague de chaleur mortelle ou une inondation en France nous fasse prendre conscience de la gravité de la crise, nous pouvons dès aujourd’hui rendre les conséquences du changement climatique en France plus visibles.
La semaine prochaine, nous allons aborder la motivation et la simplicité du passage à l’action.