Cognition et crise climatique [Leçon 1]

Mélusine Boon-Falleur
4 min readSep 21, 2023

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Prologue. Il y a quelques années, je travaillais dans un fond d’investissement dans le pétrole et le gaz à New-York. Mes collègues étaient tous sympathiques, le genre de personne auxquelles on donnerait sans hésiter la garde de son chien. Ils étaient également brillants, bardés de diplômes et se sentaient concernés par le bien-être de l’humanité. Plusieurs d’entre eux étaient engagés dans des associations, ils aimaient leurs enfants et allaient à la fête des voisins. Pas exactement le méchant de cinéma qu’on imagine détruisant la planète avec un rire machiavélique. Et pourtant, tous les jours chacun de nous contribuait à aggraver la crise climatique sans que personne ne tire la sonnette d’alarme.

Après 12 mois de dissonance cognitive, j’ai finalement décidé de quitter mon travail et de me replonger dans les études. Une question me taraudait : pourquoi n’en fait-on pas plus pour résoudre la crise climatique ? Aujourd’hui, je fais un doctorat en sciences cognitives à l’ENS Paris et je donne un cours de psychologie cognitive et crise climatique à PSL (en collaboration avec Aurore Grandin et Mathilde Mus). À partir de ce cours, je vais chaque semaine partager quelques concepts cognitifs clés pour aider ceux qui s’engagent dans la transition écologique.

Pourquoi étudier la cognition ?

La cognition étant un phénomène non discernable à l’oeil nu, il est facile, bien qu’elle conditionne la réussite de nombreux projets, de négliger son importance.

À l’époque de la domination britannique en Inde, la multiplication des cobras préoccupait grandement la population de la région de Delhi. Pour faire face à cette menace, les autorités britanniques eurent alors une idée audacieuse : offrir une prime pour chaque cobra mort. La mesure a rapidement porté ses fruits, incitant de nombreux habitants à chasser et tuer les serpents pour toucher la récompense. Dans un premier temps, la population de cobras déclina, et les responsables gouvernementaux se félicitèrent de leur stratégie. Cependant, des esprits ingénieux cherchèrent à tirer profit de la situation par une idée aussi simple qu’efficace : élever des cobras, les tuer et toucher la prime. C’est ainsi que de petits élevages clandestins de serpents apparurent, alimentés par la perspective d’une récompense facile.

Le gouvernement, découvrant le nouveau problème que sa politique de prime avait engendré, supprima abruptement le programme. Les éleveurs clandestins, ne sachant que faire de ces serpents devenus sans valeur, décidèrent de les relâcher dans la nature et le nombre de cobras sauvages dans la région dépassa rapidement le niveau initial. L’effet pervers de la politique de primes était évident : au lieu de résoudre le problème, elle l’avait exacerbé.

Cette histoire devenue emblématique dans les études de politiques publiques illustre le danger d’ignorer la psychologie cognitive. Dans ce cas ci, lorsqu’on met en place une récompense financière, il y aura toujours des individus pour en tirer profit.

Ignorer la cognition humaine, c’est prendre le risque de faire échouer une solution, ou pire, de générer l’effet inverse à celui recherché. Cette problématique est omniprésente dans la crise climatique. Nombreuses sont les solutions qui échouent à cause du “facteur humain”. Prenons le cas de la consommation des voitures: en théorie, si elles consomment moins, les émissions de gaz à effet de serre devraient diminuer. Or, lorsque les voitures sont plus économes, les gens ont tendance à faire plus de trajets en voiture (bah oui, chaque trajet coûte moins cher !), ce qui débouche au final sur une augmentation des émissions. C’est le fameux paradoxe de Jevons ou effet rebond. Autre exemple, le cas des politiques publiques. La nécessité d’une taxe carbone pour réduire les émissions est sans doute une des idées qui génère le plus de consensus au sein des économistes (chose assez rare par ailleurs). D’après de nombreux chercheurs, c’est même le coup de baguette magique qui fera disparaitre la problématique du changement climatique. Seulement, pour mettre en place une taxe carbone dans une démocratie il faut… le soutien de la population… souvent peu convaincue que la taxe carbone est la solution du problème.

La psychologie cognitive est partout

L’étude de la cognition humaine est un outil beaucoup plus vaste que simplement savoir comment vendre des idées au gens, par exemple leur faire prendre moins l’avion ou réduire leur consommation de viande.

Nielsen et ses collègues définissent dans un excellent article 5 rôles au travers desquels les individus peuvent réduire les émissions de gaz à effet de serre. La cognition permet de comprendre comment et pourquoi les gens agissent d’une certaine manière dans chacun de ces rôles.

  • Le consommateur au travers des produits et services qu’il.elle achète (par exemple en décidant de reduire sa consommation de viande)
  • L’investisseur au travers des ressources qu’il.elle déploie (par exemple en décidant d’installer des panneaux solaires)
  • Le membre d’une organisation au travers de ses actions (par exemple un salarié qui affecte la politique RSE de son groupe)
  • Le membre d’une communauté au travers de ses activités (par exemple en rejoignant des groupes activistes)
  • Le citoyen au travers de ses choix politiques (par exemple en votant en faveur d’une politique climatique ambitieuse)
La psychologie est importante pour comprendre le rôle de l’individu en tant que consommateur, investisseur, membre d’une organisation, membre d’une communauté et citoyen.

Que votre dada personel soit la fusion nucléaire, le ticket illimité pour les voyages en train ou la conservation des ouaouarons, avoir de bons outils cognitifs vous serra très utile.

Au programme

Chaque semaine, je vais aborder un thème de psychologie cognitive. Le but est de comprendre 1) comment fonctionne le cerveau, 2) comment la cognition peut être un frein à la transition écologique, et 3) quelles solutions efficaces peuvent être mises en place. Je vais entre autres explorer comment convaincre les climatosceptiques, communiquer sur l’impact du changement climatique, l’importance des normes sociales et la recherche de statut, comment faire de bonnes politiques publiques ou pourquoi nous ne sommes pas tous activistes.

À la semaine prochaine.

Mélusine Boon-Falleur (melusineboonfalleur@gmail.com)

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Written by Mélusine Boon-Falleur

Mélusine Boon-Falleur is a PhD student in Cognitive Science at the ENS Paris. Personal website: www.melusinebf.com

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